Écrivain croyant, écrivain religieux/chrétien et écrivain médiatique : Compter dans l’espace public -

Intervention de Mihaela-Alexandra TUDOR (Professeur des universités, Consultante-Experte AFP, La Croix en Communication, médias et religion) à la Conférence inaugurale de la 2e édition du festival international du livre chrétien de Reims -17novembre 2023.


Je vous livre ici ma vision sur les enjeux de la vulgarisation du livre chrétien dans l’espace public à partir de l’évocation de deux épisodes que je considère paradigmatiques pour comprendre en quoi le livre chrétien a toute sa légitimité dans l’espace public et pour savoir avec quels moyens et pouvoirs médiatiques l’écrivain chrétien devrait aujourd’hui en plein essor des self médias et du développement technologique donner une place publique à son œuvre. 

C’est pourquoi j’ai intitulé cette conférence « Écrivain croyant, écrivain religieux/chrétien et écrivain médiatique : Compter dans l’espace public »  


Premier épisode :

En 1980, dans une interview publiée dans La Croix l’écrivain Michel Tournier, prix Goncourt pour Le Roi des aulnes en 1970, affirmait « Je me suis toujours voulu écrivain croyant ». Dans un article paru dans la revue savante Christianity and Literature cette fois-ci en 2000, j’ai retrouvé la même phrase que Tournier a prononcé pour La Croix traduite en anglais ainsi : « I have always wanted to be a Christian writer". Cela m’a beaucoup interpellé. Parce qu’à la première vue « écrivain croyant » ne semble pas la même chose qu’ « écrivain chrétien ». L’auteur de l’article savant, un professeur américain en études et littérature française à l’université Mercer, spécialiste des écrivain modernes religieux, m’a suscité neuf choses qui me viennent à l'esprit » ... et une dixième que je vais vous dire, pour emprunter ce verset de l'Ecclésiaste. Il m’a surtout aidé à m’interroger autrement sur la place du livre chrétien et de l’écrivain chrétien dans l’espace public à partir d’une dichotomie forcée à mon sens : celle entre l’écrivain croyant et l’écrivain chrétien.

Si l’écrivain croyant est plus naturellement accueilli dans l’espace public en tant qu’acteur social à part entière comme ce fut le cas de Simone Weil, Jacques Maritain, Julien Green, François Mauriac, Léon Bloy, Michel Tournier, l’écrivain chrétien a une image commune clivante. L’œuvre de l’écrivain croyant est perçue comme porteuse d’un propos se voulant partiel, provisoire et relatif, faisant apparaître un processus social de production culturelle, car basé sur la foi qui ne peut prétendre donner le sens ultime ou atteindre la raison d’être d’une institution religieuse, d’une dénomination religieuse ou d’un dogme concernant la Révélation. Mais lorsqu’il s’agit de la représentation de l’écrivain chrétien, il est assimilé dans les représentations collectives à une religion, son œuvre à une prétention d’être le langage total, imposant une vérité qui n’admet pas un propos différent du sien et aucune concurrence d’une autre explication qui ne serait pas la reproduction matérielle des significations et des intérêts de ceux qui sont à l’intérieur de l’Église en tant qu’institution, peu importe la dénomination.  L’œuvre de l’écrivain croyant est considérée l’expression culturelle de la foi, alors que l’œuvre de l’écrivain chrétien est souvent comprise comme l’expression militante et prosélyte de l’organisation religieuse, sans légitimité publique ni utilité sociale que la société laïque, l’État, les pouvoirs publics puissent reconnaitre. L’œuvre de l’auteur chrétien doit rester confinée dans la vie communautaire et sa visibilité publique doit rester minimale et surtout discrète.  

Ces deux représentations, de l’écrivain croyant et de l’écrivain chrétien, mettent en exergue la difficulté de rapprocher deux postures qui en réalité relèvent de la même nature mais pas dans les représentations collectives alimentées par notamment des discours médiatiques ou politiques polarisants sur la religion et sa place dans l’espace public.

L’écrivain croyant et l’écrivain chrétien sont en réalité deux faces de la même monnaie mais qui s’applique de façon discrétionnaire dans deux contextes différents : positivement pour la foi, considérée comme relevant du domaine de l’intime, tout à fait légitime de trouver une expression culturelle dans l’œuvre de l’écrivain croyant et négativement pour l’écrivain chrétien car incarnant une religion considérée comme la fille de l’institution religieuse sans droit de cité dans l’espace public notamment pour les défenseurs de la laïcité sans culture, ceux qui se refusent de parler de religion en toute circonstance.

Le livre chrétien est un lieu de production et de reproduction culturelles, il a une influence sociale. La volonté de certains acteurs de le reporter dans le registre du privé, du non-commun, des convictions personnelles est une communication détournée souvent idéologisée sur la laïcité qui ne peut pas être positive pour la foi et négative pour la religion. Le livre chrétien produit une société. Le jeu de relations, de représentations, d’attitudes et d’idées véhiculées par un livre institue des échanges entre les citoyens et les croyants, des socialisations, des formes d’existence et du rassemblement créant in fine le lien social au service du bien public.

Le livre chrétien est un moyen de communication sociale. Il n’est pas seulement une expression de la conviction croyante ou morale, mais un lieu collectif de sa production et de sa diffusion, un laboratoire de communication sociale. Il fournit des repères sociaux, culturels pour l’homme et pour la société. Alors la foi n’est pas un fonctionnement réduit au for intérieur de l’être, mais un fonctionnement social. 

In fine, le livre chrétien produit des symboles collectifs du devenir et du sens de l’humain. Le livre en soi est un bien culturel et symbolique qui interroge le sens de l’existence de l’humain au cœur de l’humain, mais le livre chrétien institue un rapport privilégié avec le problème du devenir de l’homme. Le livre chrétien signifie par un au-delà, par une transcendance l’existence et le devenir de l’homme, il lui confère des significations qu’il ne posséderait pas de lui-même. Il l’arrache aux seules nécessités de la satisfaction des besoins immédiats ou des urgences de la production matérielle.

L’écrivain chrétien, pour conclure ce volet, est un acteur social de l’espace public par son œuvre qui est une force instituante, créatrice d’attitudes, de rassemblements, de ralliement collectif à des valeurs, de socialisation, d’intégration, de rapports de pouvoir et de sens. 

Mais comment rendre plus solide, plus forte, plus stable et plus efficace publiquement cette posture de l’écrivain chrétien ? Cela m’amène à évoquer le deuxième épisode :


Le Brésil a connu dans la seconde moitié du siècle dernier une ampleur fulgurante du phénomène des prédicateurs évangéliques à la radio et à la télévision. Ce phénomène religieux audiovisuel, appelé « l'Église électronique » et né aux États-Unis, a joué un rôle important dans la politique nord-américaine à travers les figures de prédicateurs comme Jerry Falwell et Pat Robertson qui avaient des objectifs politiques. L'Église électronique a été exportée au Brésil d'abord grâce aux programmes de prédicateurs comme Pat Robertson, Rex Hubard, Billy Graham ou Oral Roberts. Ces prédicateurs ont été remplacés au fil du temps par des personnalités nationales, les stars brésiliennes David Miranda, le chef de l'Église pentecôtiste Deus é Amor, ou Edir Macedo, le pasteur chrétien évangélique néo-charismatique, fondateur de l'Église universelle du Royaume de Dieu en 1978 et propriétaire du Record Group et de Record TV, le deuxième plus grand diffuseur de télévision du Brésil. L’Église électronique, cet immense empire médiatique – radio et télévision – de l’époque a commencé à peser politiquement non seulement parce que ces leaders de l’audiovisuel chrétien ont su tisser d’importantes alliances politiques mais surtout parce qu’ils ont su créer leurs propres médias jusqu’à les institutionnaliser pour être une voix dans l’espace public avec la force de transformer et influencer la société. En quoi cette histoire de conquête de l’espace public via les médias est intéressante dans notre contexte ? Parce qu’elle donne au moins deux leçons :

  1. D’une part, l’écrivain chrétien se doit de s’emparer du pouvoir des médias socionumériques actuels, ces nouveaux médias qu’un écrivain chrétien peut utiliser aujourd’hui pour promouvoir son livre. Ces médias lui donnent la possibilité d’être lui-même un média et de faire soi-même du contenu médiatique. Il peur fabrique une info plus vite qu’un journaliste, donc il peut faire soit même du contenu médiatique autour de son œuvre pour le rendre visible dans l’espace public qui est foncièrement un espace médiatique.  

  2. D’autre part, l’écrivain chrétien se doit de comprendre qu’actuellement avec l’essor des médias digitaux il existe avec son œuvre à travers une image médiatique, à travers la médiatisation de soi sur les plateformes médiatiques tels les blogs, les médias socionumériques, X, Facebook, Instagram, etc. Plusieurs façons de se médiatiser s’offre à l’écrivain : 

  1. par l’extimité, « innerver » les réseaux avec son intimité pour accroître son capital et la reconnaissance de l’autre comme instances de légitimation et de consécration de son œuvre et « scénariser » son œuvre et sa propre vie dans l’espace ambivalent de l’extimité pour mettre en récit l’œuvre et pour conserver et consolider son capital social pour des raisons de publicisation de l’image de soi ;

  2. alimenter les réseaux par des posts de projection de soi où il met son cœur « à nu », voire par des microrécits d’intériorité subjective qui accèdent à la représentation artistique. Ces microrécits peuvent puiser par exemple dans ce qui représente « le plus profond de soi » pour l’amener à ce qui est « le plus extérieur à soi » ;

  3. miser sur l’agenda setting de médias, c’est-à-dire  sur ce qui fait la une, sur l’actualité médiatique. L’écrivain chrétien peut mettre son œuvre au goût de l’actualité, en s’emparant de cette actualité médiatique du jour sur ses propres médias (les médias socionumériques propres).

Finalement, l’enseignement principal à tirer de ce deuxième épisode est de comprendre que l’écrivain chrétien possède une force qui est donnée par les médias socionumériques qui sont des médias du type « faire soi-même ». Et cette force consiste à faire preuve de « média-génie numérique », c’est-à-dire miser sur son talent et sa capacité de « faire soi-même » pour occuper l’espace public.

L’écrivain chrétien est devant un effort complexe :  faire converger l’axe de l’intériorité́ spécifique à sa posture (le soi, son histoire personnelle, son ressenti, son vécu au prisme de sa foi), avec l’axe de l’altérité́ (exprimer sa religiosité à l’intention de l’autre, c’est-à-dire se médiatiser) et avec l’axe de l’actualité (exprimer/s’exprimer sur ce qui se passe au milieu des événements rapportés par les médias mainstream au prisme de son œuvre, c’est-à-dire se publiciser, se professionnaliser et s’institutionnaliser.

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