Penser les enjeux des écrits chrétiens dans l’espace public au prisme du premier écrit chrétien

Intervention de Stefan BRATOSIN (Professeur des universités, Directeur de la Revue ESSACHESS) à la Conférence inaugurale du 2e Festival Meguila (Reims,17 novembre 2023)



Penser les enjeux des écrits chrétiens dans l’espace public, c’est – avant tout et après tout – considérer les rapports des écrits chrétiens au politique et même à la politique. Il s’agit de regarder les enjeux des écrits chrétiens dans leur rapport de dépendance au politique et à la politique ; il s’agit de mettre en exergue les enjeux des écrits chrétiens en tant qu’influenceurs du politique et de l’ordre politique ; il s’agit d'observer les enjeux des écrits chrétiens dans la production d’opinions qui transcendent la vie citoyenne et le débat démocratique.

Dans cette perspective, je vous invite à considérer ensemble pour quelques instants le texte biblique qui relate l’émergence du premier écrit chrétien dont l’auteur, l’éditeur et le réseau de distribution sont réunis dans une seule personne, Jésus lui-même. Pour les Bereens, je rappelle que les conditions de réalisation et les enjeux de la mise en public de ce premier écrit chrétien sont rapportés dans l’Évangile de Jean au chapitre 8 qui nous apprend que sur la montagne des oliviers, entouré de scribes et de pharisiens « Jésus, s'étant baissé, écrivait avec le doigt sur la terre. (…) Et s'étant de nouveau baissé, il écrivait sur la terre. » (v. 6-8)

Nous ne savons pas quelle a été la teneur de ce premier écrit chrétien. Mais nous savons qu’il a existé ; nous savons l’histoire de sa production publique et nous pouvons affirmer que dès le départ l’écrit chrétien a été non seulement un acte culturel et spirituel, mais aussi – et surtout – un acte politique. Jésus qui écrit avec le doigt sur la terre accomplit l’acte d’un homme inconditionnellement libre pour aimer. Jésus qui écrit avec le doigt sur la terre accomplit l’acte libérateur de la femme condamnée par la radicalité intransigeante du pouvoir en place. A ce titre, le premier écrit chrétien gravé ou – si vous voulez - imprimé symboliquement sur la terre est fondamentalement politique. 

Le premier écrit chrétien est un manifeste de la foi qui prend le parti des petits et des laissés-pour-compte de la société. Pourtant, en écrivant, Jésus refuse d’être un militant politique. En débattant publiquement – comme nous avons l’habitude de le faire dans nos démocraties occidentales - avec les scribes, les pharisiens et les autres, Jésus écrit sur la terre – sans doute – Sa vision, Ses valeurs et Son projet d’un monde uni, fort et fraternel, mais Il laisse ses concitoyens à leur responsabilité propre dans le choix politique. C’est peut-être la raison pour laquelle la providence a considéré bon de garder la mémoire de cet écrit sans nous transmettre pour autant son contenu. Rester aujourd’hui dans la tradition de ce premier écrit chrétien revient, par conséquent, à prendre conscience du fait que l’enjeu majeur du livre chrétien dans l’espace public n’est pas la liberté de conscience, mais la liberté d’aimer. L’espace public est un espace qui accueille la liberté d’expression, la liberté de mouvement, la liberté d’entreprendre et bien d’autres libertés. L’enjeu du livre chrétien dans l’espace public est d’associer le pouvoir politique à une démarche culturelle pour la liberté de ne pas subir la haine des hommes, pour la liberté de ne pas subir le rejet éditorial au nom du désordre idéologique, pour la liberté de ne pas subir la violence de l’ordre économique.

En revenant sur la scène biblique où Jésus écrit avec le doigt sur la terre, je vous invite à observer maintenant les conséquences juridiques et sociales de son acte d’écriture : la peine est suspendue, les accusateurs partent, l’ordre social bouleversé. Plus exactement, même si la teneur du premier écrit chrétien ne nous est pas connue, les conséquences de sa production sont révélatrices de la promotion d’un ordre social qui défend l’égalité de tous les êtres humains devant la justice. Ainsi, le premier écrit chrétien prend sa place dans l’ordre politique par son origine, mais aussi par sa vie et par sa dynamique internes, par la place qu’il accorde, par exemple, aux femmes dans les institutions et dans les doctrines promues, dans les projets de société qu’il propose ou dans l’éthique dont il participe. 

Avant d’écrire sur la terre, Jésus doit faire face à la violence du l’ordre de la loi : « Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes ». Après avoir écrit, Jésus énonce la règle de l’application de la loi : « Que celui de vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle ». Ensuite, Jésus quitte l’oralité « et s"étant de nouveau baissé, il écrivait sur la terre ».

L’écrit de Jésus sur la terre poussiéreuse de la montagne des oliviers correspond à la mise en public d’un ordre social qui s’oppose aux projets de société qui font peu de place ou pas du tout au respect de la dignité de la personne et à la possibilité pour tous les êtres humains de bénéficier sans discrimination du progrès social. Dans la narration évangélique, le passage de la communication orale à la communication écrite va de pair avec l’évolution des rapports sociaux. Et c’est ici que se dévoile un deuxième enjeu majeur de l’écrit chrétien dans l’espace public : la promotion de la justice sociale. 

Dans la tradition de ce premier écrit chrétien, le livre chrétien d’aujourd’hui et de demain se doit être dans l’espace public le révélateur d’une attente de transformation et d’amélioration du fonctionnement social. Il doit accompagner et même accélérer le changement social. Le pouvoir du livre chrétien en tant que média se conjuguera dans cette dynamique avec d’autres pouvoirs politiques et économiques pour soutenir l’évolution des mentalités corrélative au changement des relations dans l’espace public. Dans cette perspective, la promotion de la justice sociale est un enjeu majeur du livre chrétien qui se conjugue avec la digitalisation et la médiatisation de tous les aspects de notre vie. C’est la raison pour laquelle plus que jamais, le livre chrétien doit être une présence socio-politique unie pour affronter avec force les logiques médiatiques ensemble et non faiblement chapelle par chapelle.

Enfin, la production publique du premier écrit chrétien apparait dans le texte biblique de l’Évangile de Jean comme une interface, comme un médium entre une minorité et une majorité. L’écrit de Jésus sur la terre s’interpose entre une femme seule et la multitude qui réunissait les scribes, les pharisiens et le peuple. Cette interposition de l’écrit de Jésus est un acte révélateur du double rôle socio-politique joué par l’écrit chrétien dans l’espace public, le rôle d’inclusion et d’exclusion. Ce que Jésus écrit sur la terre travaille les consciences et exclut de la scène publique les accusateurs : « accusés par leur conscience, ils se retirèrent un

à un, depuis les plus âgés jusqu'aux derniers ». Par ce que Jésus écrit sur la terre, la femme est finalement incluse dans la communauté, dans la société de non condamnés : « Personne ne t'a-t-il condamnée ? (…) Non, Seigneur. (…) Je ne te condamne pas non plus ». Cependant, l’inclusion engendrée par l’écrit de Jésus sur la terre n’est pas du prosélytisme. Elle ne porte pas atteinte à la laïcité fonctionnelle de l’espace public. Au contraire, dans l’espace public, l’écrit chrétien interroge la qualité de la liberté et de la responsabilité dans la vie des citoyens. Dans l’espace public, l’écrit chrétien affirme le droit à la participation sociale de tous les citoyens pour empêcher qu’ils ne soient isolés ou victimes de ségrégation. Dans la même logique, il faut noter également que l’exclusion consécutive à ce que Jésus a écrit n’est pas de la condamnation, n’est pas de la violence, non plus. Dans l’espace public, le livre chrétien doit s’inscrire dans cette tradition. Le devenir lien, pont, organisateur de passages entre la majorité et les minorités est le troisième enjeu majeur du livre chrétien que je souhaite mettre en évidence ici. C’est la raison pour laquelle l’industrie culturelle du livre chrétien doit se structurer afin que ses expressions, représentations et significations publiques soient non seulement connues, mais aussi reconnues dans l’espace public pour leur apport irremplaçable au fonctionnement démocratique.

En guise de conclusion je vous encourage de chercher et de saisir les formes d’organisation et d’institutionnalisation fonctionnelle de la production du livre chrétien dans un espace public que vous pouvez enrichir avec la liberté d’aimer, avec la promotion de la justice sociale et avec des ponts entre la ou les majorités et les minorités. Dans cette perspective

  • Continuez le premier écrit chrétien, continuez à inscrire dans la poussière de l’espace public la foi, l’espérance et l’amour
  • Continuez à porter dans l’espace public la fragilité de l’écrit du pardon
  • Continuez à diffuser dans l’arène de l’espace public, la sérénité du salut
  • Continuez à œuvrer à travers les éditions pour transformer les cœurs, pour dissuader la haine, pour soutenir les politiques de développement, pour construire un monde meilleur pour tous les êtres humains
  • Continuez le premier écrit chrétien, l’écrit de Jésus pour indiquer le chemin vers le Ciel.

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